Chamanisme chemin d extase : Offrandes, ishvarapranidhana et sacrifices

3.b) Offrandes, ishvarapranidhāna et sacrifices

J’avance sur ma route, je continue à m’interroger…

Maintenant, au delà des pratiques ascétiques et répétées, se sont ouvertes pour moi les portes du rituel sacré. Et c’est le rituel qui à son tour m’emporte plus loin. J’ai parfois l’impression qu’en Chamanisme on passe son temps à faire deux choses ; se nettoyer (de façon de plus en plus subtile) et faire des offrandes.

Au début c’était simple pour moi les offrandes : C’était presque de la consommation, un juste prix à payer pour recevoir, comme un enfant qui joue au marchand, comme un adulte qui marchande avec le divin. Je demande, je prie, je paye en offrande, je reçois, … ou je me plains !

Je me souviens de ce jour où je m’apprêtais à conduire la cérémonie de l’Inipi dans la petite hutte que nous avions construite. (on nomme humblement l’action de conduire la cérémonie de l’Inipi par «verser l’eau sur les pierres »). Tant de chose à préparer dans la matière : construire la hutte, préparer le tertre, mettre les couvertures, préparer le feu, aller chercher les pierres… Tant de choses à préparer avec le groupe des personnes présentes : chacun veut me parler en individuel, et j’ai une attention pour chacun ainsi que pour la cohésion du groupe. Tant de choses à préparer dans le subtil : sentir, prier, remercier, et dialoguer aussi avec l’invisible. Tant est si bien qu’au moment d’aller chercher une pierre à mon tour, je me rends compte que je n’ai pas mon tabac sur moi pour faire une offrande. Je sais et je dis toujours à ceux que j’accompagne que le tabac n’est pas la seule offrande sacro-sainte possible. Du maïs, un carré de chocolat, une jolie fleur, même une goutte de ma salive est une belle offrande potentielle : c’est l’intention qui compte… aussi. Je décide donc de donner une goutte de salive.

Mais même si c’est possible, même si je le dis à d’autres, parce que je l’explique à d’autres, ce jour-là ce n’est pas juste pour moi. La salive aurait été ce jour un pis-aller, une façon d’évacuer ma non-implication ou ma non-présence. Le tabac est véritablement une belle offrande. Ce jour-là il est indispensable. Non pas pour ses propriétés intrinsèques, ou pour son esprit. Ce qui est indispensable ce jour-là, c’est que j’aille le rechercher. Que je retourne sur mes pas, que je « perde » ce temps, que je fasse cet « effort ». Retourner chercher le tabac, ce jour-là, a voir avec le sens profond du « sur-effort » de Gurdjieff. Voilà mon offrande ce jour-là ; Mon temps, mes pas, mon intention, mon enthousiasme, mon engagement… alors que concrètement la salive aurait pu suffire. Et cela non pas pour payer le droit de passage. Non pas parce qu’un esprit vengeur aurait gâché la cérémonie si je n’avais pas fait correctement l’offrande. L’offrande est là pour moi, car les esprits sont toujours là eux, toujours prêts. Elle n’est pas là pour payer et « avoir droit à… » , ou « mériter de … » Elle est là pour m’aider à m’aligner à…

Je ne suis pas le seul à avoir ainsi commencé ma spiritualité et mon rapport aux offrandes à la manière d’un grand troc avec « le Grand Truc ». J’entends, çà et là, dans certains courants new-age, autour de la mal comprise « Loi d’attraction », beaucoup de choses qui font penser à « si je fais correctement mes offrandes, je vais avoir enfin la maison de mes rêves ». Cette vision enfantine spirituo-égocentrée me laisserait avec un sourire plein de sollicitude et complaisance, si elle n’était porteuse d’un corollaire. Car cette vision sous-tend intrinsèquement et immédiatement son insoutenable complément : à savoir que ceux qui sont dans le malheur l’ont bien mérité d’une façon ou d’une autre ! Argh !

Heureusement « le livre de Job » est venu relativiser tout cela pour moi.

Et puis le Chamanisme m’a appris à donner aussi un autre sens au mot « prier ». Avant je croyais que c’était un synonyme de demander, comme faire une offrande était synonyme de « payer », et que notre prière devenait alors un dû.

Les Amérindiens, et bien d’autres avec eux, savent depuis toujours que prier c’est « remercier », que faire une offrande c’est « rendre grâce ». Et que c’est la grâce que nous rendons qui nous comble.

Chaque pas qui est fait sur elle [la Terre] devrait être comme une prière.1

Alors il est enfin possible d’entrer dans cet état, où l’offrande est la prière s’en remettent à plus grand que moi. Les Yogas Sutra évoquent peut-être quelque chose de proche avec ishvarapranidhāna.2

Et ce travail intérieur ne porte ses fruits que si on le soutient avec patience et humilité, dans l’acceptation de ce qui est, dans un état d’abandon au Seigneur, dit Patanjali, qui à nouveau, nous rappelle que la juste attitude face à la vie ne peut ignorer la dimension divine.3

Rien n’est là à obtenir, le fruit, le brahman est déjà obtenu. La voie de l’acte et la recherche du gain, même vertueux, s’effacent. Il reste du sacrifice les connexions, d’où le terme upanishad, qui sont comprises différemment, et de ce fait se transforment. Le Seigneur en qui tout placer ne désigne nullement un dieu particulier avec des attributs précis, qualifiés, il est nirguna, au-delà des qualités. La ressemblance à une pratique rituelle est en fait un chemin.4

Encore une fois, j’ai vu un grand nombre de Chamans vivre cela dans leur pratique, et dans leur quotidien, mais la transmission du Chamanisme étant encore principalement orale, c’est dans les textes indiens que je retrouve exprimé cela de la façon la plus claire.

C’est-à-dire que [ici] c’est le fait d’offrir au Seigneur suprême, le Soi intérieur, toutes les actions qu’elles soient mondaines ou védiques. Ce [type d’offrande] est mentionné dans la Gità : « Quoi que tu fasses, que tu manges, que tu offres en oblation, que tu donnes, que tu ardes d’ascèse, ô fils de Kunti, fais-le comme une offrande à Moi ». Et cette offrande est expliquée dans les textes traditionnels comme « Quoi que je fasse de bien ou de mal, avec ou sans désir, tout est déposé en Toi, je le fais incité par Toi ». La pensée « Je le fais incité par Toi » est précisément un abandon, une renonciation : tel est le sens.5

Cela étant, je m’interroge et trébuche au pas suivant ;

Mais alors jusqu’où aller dans cet abandon, dans cette offrande ? Jusqu’au sacrifice rituel ?

Une certaines vision de la spiritualité, duelle, va rejeter le sacrifice rituel comme étant un anachronisme, une forme barbare du Chamanisme ou du shivaïsme. Pourtant je m’interroge.

Le Créateur est un dieu cruel qui a voulu un monde où nul ne peut vivre qu’en détruisant la vie, qu’en tuant d’autres êtres vivants. Aucun être ne peut subsister qu’en dévorant d’autres formes de vie, végétale ou animale. Cela est un aspect fondamental de la nature du créé. Toute la vie du monde, animal ou humain n’est qu’une interminable tuerie. Exister veut dire manger et être mangé. L’homme est ce qu’il mange. Tout être vivant se nourrit d’autres êtres et deviendra la nourriture d’autres êtres en un cycle interminable. C’est pourquoi le Créateur définit lui-même sa nature comme dévorant et dévoré. « Je suis la nourriture, nourriture, nourriture, et je suis le mangeur, le mangeur, le mangeur… De la nourriture naissent les êtres vivants. Ceux qui se trouvent sur la terre vivent seulement de nourriture et redeviennent nourriture à la fin » (Taittiriya Upanishad, III, 2 et 10, 6)

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Le principe fondamental du Shivaïsme est d’accepter le monde tel qu’il est, et non tel que nous voudrions qu’il soit. C’est seulement lorsque nous acceptons la réalité du monde que nous pouvons essayer d’en comprendre la nature, nous rapprocher du Créateur, prendre notre place dans l’harmonie de la création. Puisque nul ne peut exister sans se nourrir de la vie d’autres êtres, on doit prendre la responsabilité devant soi-même et devant les dieux qui l’ont voulu ainsi. Pour associer les dieux à nos actes, il nous faut dépasser le stade instinctif, ritualiser l’acte de tuer comme l’acte d’amour. Pour partager avec les dieux les responsabilités de l’acte fratricide par lequel nous sommes obligés pour survivre de dévorer d’autres êtres vivants, nous devons offrir des victimes en sacrifice. C’est aux dieux que nous devons offrir les prémices des moissons, la première bouchée de toute nourriture. C’est devant eux que nous devons tuer l’animal que nous dévorons.6

Il est facile et joyeux pour moi, quand j’y pense, d’offrir ma première bouchée à la Terre Mère.

Mais pour ce qui est du sacrifice, je m’interroge ; qui sont les barbares ?

Une fois par an, je sacrifie ainsi à la vie. Je sais que c’est un choc pour certains qui m’accompagnent ce jour-là. 7 Je sais combien c’est dur pour moi aussi à chaque fois. Combien chaque année j’essaye de remettre en cause le bien fondé de notre acte.

Où ai-je perdu la fête du cochon ou du mouton qu’on égorge en rendant grâce ? Dans les hypocrites barquettes sous cellophane ? Ëtre végétarien n’y change rien (les tiges de soma sont broyées ; les graines sont pilées)

Pourtant je sais aussi combien pour moi, aujourd’hui et tant que je ne me nourrirai pas exclusivement de Prana, il est encore difficile, juste et nécessaire de m’inscrire dans le flux de la vie en rendant grâce par un sacrifice.

En effet « ce sacrifice, fondement de l’univers, garant du bon ordre, de l’harmonie cosmique et sociale, et source de la prospérité du royaume, met en œuvre des forces cachées et redoutables, qu’il faut savoir maîtriser … / … Même s’il est exécuté correctement et en connaissance de cause, le sacrifice comporte toujours une part de violence, de contact avec la mort, donc une part de danger et d’impureté. La victime animale est mise à mort ; les tiges de soma sont broyées ; les graines sont pilées …/…

Dans le mythe, c’est à Rudra que les dieux font appel pour l’exécution de cette œuvre terrible Rudra le chasseur sauvage qui, comme la puissance, la mort, est évité, repoussé à la lisière du monde habité, et qui est l’énergie inconnue, indomptable, qui peut toujours faire irruption, imprévisiblement.

Mais pour être en marge ; Rudra-Shiva n’en est pas moins indispensable au bon fonctionnement du mécanisme sacrificiel. Pas de sacrifice sans mise à mort, sans violence, sans impureté.

Rudra catalyse cet aspect dangereux du sacrifice, le délimite, le maîtrise. Si l’on oubliait d’offrir, dans le sacrifice, la part qui lui revient, si l’on refusait de « faire la part du feu », la violence qu’il représente, loin d’être maîtrisée et circonscrite envahirait tout le terrain du sacrifice et le détruirait.8

Et ils sont légions en Inde les dieux aux formes terribles (Rudra, Kali, Bhairava, …). Et dans toutes les traditions chamaniques le sacrifice a, ou a eu, une place prépondérante, pour maintenir l’équilibre du monde face à des esprits manifestement affamés.

Et il y a déjà près de 20 ans que j’ai vu les yeux pleins d’Amour de mon premier maître Chaman Renard-du-Temps9 quand il a sorti un lapin de son chapeau pour nous inviter à faire un magnifique rituel de sacrifice pour rendre grâce à la vie…

A cette occasion Renard-du-Temps m’a donné aussi une autre clé, complémentaire. Je l’ai entendu répété plusieurs fois, ce qui était peut-être sa devise du moment, apprise auprès du feu « brûler sans compter ». Mes ancêtres forgerons n’auraient pas dit mieux ! La vie se nourrit de la vie, le feu ne vit qu’en brûlant ce qui le nourrit. Ma proximité d’avec le feu, ma place de gardien du feu, m’avait peut être préparé, plus que d’autres, à m’en remettre au grand dévoreur…

L’identité de Rudra et d’Agni, le Feu, est affirmé maintes fois dans les véda. Comme Rudra, le Feu peut être soit bienfaisant soit destructeur, soit, paradoxalement, les deux à la fois.10

« Le feu n’existe qu’en détruisant le combustible qui le fait vivre, en consumant l’oblation. Tout l’univers, conscient ou inconscient, n’est que feu et oblation. » (Mahâbhàratta, Shanti Parva, 338, 52.) Le soleil n’éclaire qu’en détruisant sa propre substance. Le feu est le symbole du sacrifice universel, de la destruction à l’état pur. Il représente une sorte de limite entre deux états d’être, celui du créé et celui des dieux. Les dieux sont au-delà du feu et se nourrissent de la fumée des oblations. Toute offrande aux dieux est jetée dans la bouche d’Agni, dieu du Feu. C’est Agni qui reçoit l’offrande du sperme de Shiva qui donnera naissance à Skanda lorsque le dieu offre en sacrifice sa propre substance.11

Le Chamanisme a gardé de grands feux de bois autour duquel on pratique, on chante, on danse, on partage, on prie, on s’extasie. Le Yoga parle de Tapas et du feu intérieur. Aucun n’est dupe :

Il faudrait sacrifier ce que l’on a de plus cher ? Les vaches et les chèvres sont-elles ce qu’on a de plus cher ? Rien n’est plus précieux que soi-même. Le plus grand des sacrifices c’est le sacrifice de soi. Alors, si tu le peux, domine tes sens et contrôle tes passions. Cultive l’amour d’Allah en ton cœur.12

1(Black Elk) Héhaka Sapa, guerisseur Sioux – Élan Noir parle, Le Mail, 1993, cité par Jean Biès dans Les Grands Initiés du XXe siècle, p. 113-114

2« Tout placer dans le Seigneur » – Yogasûtra : I.23, II.1 et II.32

3Yoga-Sutras – Patenjali – spiritualités vivantes – Albin Michel – p68 à propos du Sutra II.1

4Les Yogasûtra – Texte traduit et annoté par Alyette Degrâces – Fayard – Sutra : I.24 p139

5Le Yoga-sûtra de Patanjali. Le Yoga-bhâshya de Vyâsa. Michel Angot. Collection Indika. Les belles lettres. Commentaire p314 sur II.1

6Shiva et Dionysos. Alain Daniélou. Fayard. P 208-209

7Merci à Bénédicte Pinard, au sein de notre association Savitur pour les 1000 questions et précautions que nous prenons autour de ce sacrifice rituel dans notre cycle annuel.

8La légende immémoriale du Dieu Shiva. Le Shiva-purâna. Traduit du sankrit, présenté et annoté par Tara Michaël. Connaissance de l’Orient. Gallimard. P44

9Eclair Cramh parle de Jean Claude Sujet / Renard-du-temps, comme de son véritable premier maître. Il voulait sûrement dire : Chri Ramalec ? Quoi qu’il en soit : merci à Jean Claude Sujet !

10La légende immémoriale du Dieu Shiva. Le Shiva-purâna. Traduit du sankrit, présenté et annoté par Tara Michaël. Connaissance de l’Orient. Gallimard. P38

11Shiva et Dionysos. Alain Daniélou. Fayard. P 210

12Extrait du film « L’oiseau d’argile » film franco-bangladais réalisé par Tareque Masud, sorti en 2002, où un maître soufi chante ces paroles.


Ce Chapitre est extrait du livre:
CHAMANISME, chemin d’extase.
YOGA, chemin d’enstase

   

les-Forges-de-Sylva avec Eric Sunfox Marchal ; Accompagnement et Chamanisme